Par Mahrane HOFAIDHLLAOUI
L’anticipation est une notion qui est très peu définie. C’est pourtant une notion fortement utilisée. Elle a des enjeux très forts, au plan économique ainsi qu’au plan social et de la gestion des ressources humaines (GRH). L’idée, en GRH, est d’arriver à dépasser l’opposition classique entre planification et flexibilité. Ce sont des modèles qui n’ont pas forcément bien fonctionné et il serait peut être intéressant d’aller vers des formes d’anticipation plus continues, actives. Pour comprendre cela, un détour théorique peut être éclairant.
De la “théorie des ressources” à l’anticipation sociale
La théorie des ressources met l’accent sur l’importance des ressources matérielles – à savoir les compétences individuelles et collectives, les transferts de connaissances, le partage d’informations – comme des ressources essentielles sur lesquelles peut se baser une stratégie et le développement d’intentions stratégiques. Partant de là, l’anticipation peut être continue dès lors que l’on se rend compte que les ressources sont prégnantes et que l’on peut essayer de les développer à travers un certain nombre de démarches.
L’anticipation serait alors une approche active et continue basée sur les compétences individuelles et collectives. Ce serait également, finalement, une approche qui va sortir du cadre de l’entreprise et qui adopte une logique plus diffuse.
La question est donc de savoir si les réseaux d’entreprises sont porteurs d’anticipation, comment le font-ils et comment se positionnent-ils dans le cadre de territoires ?
L’anticipation : un principe et un état d’esprit qui rompt avec la logique de crise
Les pouvoirs publics et des partenaires sociaux partagent la volonté de développer l’anticipation et de passer de l’accompagnement à chaud à l’accompagnement à froid – ou à tiède. Mais qu’est-ce vraiment que l’anticipation ?
L’anticipation est avant tout un état d’esprit et une attitude qui rompt avec la logique de crise. Avant d’être des outils et des dispositifs, c’est un accompagnement continu qui repose sur une “gouvernance transversale”, c’est-à-dire qui prend en compte les problèmes économiques, sociaux et territoriaux. C’est un accompagnement continu en-dehors des périodes de crise où traditionnellement nous avons plus de difficultés à mobiliser les acteurs collectifs. Deux priorités semblent aujourd’hui se dessiner dans ce sens qui préfigurent la nature des chantiers à développer.
La première priorité c’est prévenir les mutations. L’expérience de restructuration brutale et à chaud a fait évoluer les pratiques de gestion des ressources humaines et de dialogue social dans les entreprises.
Avec le développement des accords de méthode dans le cadre de ces restructurations, voire des accords de méthode sur les restructurations, nous sommes surtout sur un “l’accompagnement à tiède”. En l’occurrence, la planification du traitement des sureffectifs permet l’étalement des départs par des mesures douces en s’appuyant sur les départs naturels.
La deuxième priorité, c’est le partage des diagnostics. Il s’agit du partage précoce de l’information à l’intérieur de l’entreprise entre les dirigeants et les partenaires sociaux, mais également entre les entreprises, ou au niveau de la branche. Cette question se pose également sur le plan territorial et politique : aujourd’hui, une des difficultés qui se pose aux acteurs publics en charge de l’accompagnement de ces mutations, notamment les collectivités, est bien celle du manque de partage de l’information issue des diagnostics des entreprises ou encore de l’information interinstitutionnelle.
De l’accompagnement “à chaud” à l’anticipation : une volonté affichée mais des pratiques timides
Le constat semble partagé que l’accompagnement à chaud des restructurations s’est aujourd’hui fortement professionnalisé en dépit de limites inévitables liées à l’efficacité du reclassement. Les dispositifs se professionnalisent mais leur efficacité est fortement limitée par le fait que l’on intervient en période de crise.
Un accompagnement “à chaud” des restructurations parfois inévitable
Intervenir en période de crise n’est pas aisé, que ce soit au niveau social puisque les salariés sont souvent peu préparés et que la rupture provoque un choc qui freine leur capacité à se reconstruire ou retourner vers l’emploi ; ou que ce soit au niveau des territoires souvent déjà fragilisés, lorsqu’une masse de salariés arrive sur le marché de l’emploi. Dans ces cas de figure, l’absorptivité du territoire est forcément limitée.
Les aides particulières accordées au titre de la revitalisation aux anciens salariés, et aussi aux salariés du bassin d’emploi, permet de les accompagner sur un projet de création d’entreprise. La revitalisation permet alors de créer des emplois nouveaux qui jusque-là, pour certains, n’existaient pas sur le territoire.
Dans les situations d’accompagnement “à chaud” des restructurations, les dispositifs qui permettent de repérer les offres d’emploi disponibles n’agissent pas forcément en temps réel. Néanmoins, une offre d’emploi relativement constante permet d’intervenir sur l’ordre des files d’attente.
Quels enseignements de l’accompagnement “à chaud” pour l’accompagnement “à froid” ?
Le plan social intervient lorsqu’il n’existe pas d’autre choix possible. Le plan social pour un DRH “qui se respecte”, c’est l’évènement exceptionnel à essayer d’éviter à tout prix. Nous n’avons pas développé des stratégies d’évitement, mais on peut imaginer qu’avec le développement des structures plus poreuses au niveau des groupes notamment avec des entreprises en réseau, il y a tout un ensemble de situations qui devraient normalement passer par un plan social, qui passent par d’autres dispositifs moins accompagnés et moins cadrés au niveau du dialogue social.
Il n’y a donc pas tout à jeter dans l’accompagnement “à chaud” qui, de toute façon, n’est pas toujours évitable. Aussi faut-il souligner ici un certain nombre d’enseignements de cet accompagnement “à chaud” utiles pour passer à l’accompagnement “à froid”.
La nature des démarches mises en œuvre
Le premier enseignement positif est que là où l’accompagnement à chaud fonctionne, il y a des facteurs de succès importants :
– une logique de projet qui s’instaure, avec un problème qui est bien délimité, avec une population ciblée, un territoire relativement ciblé, avec un certain nombre d’acteurs qui se mobilisent autour de ce projet,
– une gestion paritaire au niveau de l’entreprise – un soutien des acteurs publics, en termes de moyens ou en termes de soutien politique.
Ces démarches permettent à la fois de renforcer, de légitimer, et de développer l’efficacité des dispositifs d’accompagnement. Au total, un acteur collectif joue un rôle véritablement déterminant dans l’issue de ces situations. Cela me paraît être un enseignement fort à tirer de l’accompagnement à chaud.
Une meilleure appréhension de l’espace…
La particularité de l’accompagnement “à chaud” et du reclassement c’est que l’on intervient sur des périmètres relativement délimités avec des populations relativement homogènes. Des périmètres métiers-compétences relativement homogènes sont en effet plus faciles à appréhender en termes de dispositif de technique d’accompagnement, de construction de parcours que des ensembles hétérogènes d’entreprises au niveau d’un territoire dans son ensemble avec une approche interprofessionnelle. Aussi, des diagnostics spécifiques, notamment des diagnostics territoriaux, permettent d’organiser l’action des intervenants et constituent souvent le socle des conventions mises en place.
… et du temps
L’accompagnement “à chaud” repose sur des démarches qui sont relativement de court terme dont l’efficacité et l’efficience sont forcément limitées alors que les démarches de revitalisation, de développement économique sur les territoires sont des démarches de long terme.
La question qui se pose par conséquent est comment arriver à maintenir une dynamique, un état d’éveil, une mobilisation dans le cadre d’une démarche beaucoup plus permanente et beaucoup plus continue. Le phénomène de crise, même si le contexte n’est pas évident, apparaît finalement assez facilitateur de la mobilisation des acteurs.
Les acteurs : une dimension politique qui s’avère souvent déterminante
Dès lors que la démarche porte sur le territoire, mais cela est peut-être moins vrai dans les démarches de reclassement qui finalement regroupent des experts de l’emploi et du reclassement, les acteurs se heurtent à des jeux politiques, à des tensions politiques qui jouent un rôle déterminant. Ces réalités font que, d’un bassin à l’autre, à dispositif comparable, on ne retrouve pas du tout les mêmes dynamiques, les mêmes résultats. L’implication des acteurs politiques, et en particulier des élus locaux, peut autant favoriser une démarche d’employabilité et une réflexion de long terme que faciliter la réhabilitation à court terme.
Le rôle des acteurs se joue finalement à la fois sur le long terme et le court terme.
Mahrane HOFAIDHLLAOUI
Professeur assistant en Management à l’ESSCA Angers-Paris
ESSCA Angers-Paris- École de Management