Par Pascal MARTIN

A quelles types de règles aujourd’hui les employés dits « talentueux » se référent-ils ? On-t-ils vraiment le temps de les intérioriser et d’y faire références ? Quelles valeurs intra-organisationnelles partagent-ils ? A quelles métarègles, méta procédures et routines organisationnelles existantes ont-ils connaissances et enactent-ils (Weick, 1995) ? Voici des questions qui nous paraissent à propos lorsque l’on parle de talent et de gestion des talents dans les organisations (Boudreau & Ramstad, 2007 ; Lawler, 2008).

L’introduction de nouveaux profils d’acteurs (les talents) sur le marché du travail vient déranger la quiétude des routines organisationnelles des modèles ostensif et performatif (Nelson & Winter, 1982 ; Pentland & Feldman, 2003 ; Parmigiani & Howard-Grenville, 2011 ; Dionysiou & Tsoukas, 2013) qui constituent des référentiels académiques sur lesquelles se forment des schémas de réponse (exploitation des routines existantes) ou se créent des ruptures par l’introduction de nouveaux comportements innovants (exploration de nouvelles routines). Depuis plusieurs décennies maintenant, maintes organisations externalisent leur besoin en main d’œuvre et travaillent en réseau, ce qui, en toute logique, ne facilite pas le maintien des routines organisationnelles par manque de personnel permanent qui pourraient les transmettre.

La vie au travail pour bons nombres d’employés est devenue plus complexe et dynamique. Les carrières professionnelles sont de plus en plus à voir comme une accumulation de projets professionnels à déterminer. Les évolutions et progrès constants technologiques ont entraîné des changements dans la nature des exigences du travail et de ce qu’on attend d’un individu au travail. Aujourd’hui, les professionnels doivent se maintenir prêts à déployer un large éventail de compétences que par le passé pour se maintenir dans la course à la performance (Tomlinson, 2008). Les environnements de travail sont continuellement en évolution, ce qui conduit les organisations à devenir de plus en plus exigeantes vis à vis des employés.

Un changement s’est opéré à l’endroit des compétences techniques et commerciales (savoir-faire) vers des méta-compétences génériques (apprendre-faire) (Eraut, 2004). Dorénavant, la compétence technique hautement spécialisée devient rapidement obsolète et par conséquent, elle est moins pertinente sur le marché et à peu à voir avec les routines. Les emplois sont appris au cœur même du travail et les employés doivent en permanence investir des activités d’apprentissage et de développement (Jørgensen, 2004 ; Nilsson, 2010b). A l’heure actuelle, les compétences spécialisées ne sont pas suffisantes en soi, les organisations sont demandeuses de personnes généralement bien informées ou instruites qui peuvent facilement apprendre les spécificités d’un emploi, au moment où il le faut. Les exigences sont croissantes en productivité et en rentabilité, ce qui réduit les marges d’erreur. La prise de risque est donc déconseillée et les erreurs ne sont pas tolérées. Ce qui laisse peu de place à l’innovation ou à l’improvisation.

Les entreprises demandent que les employés deviennent hautement adaptables dans un laps de temps, pour des missions courtes, éventuellement renouvelable à une autre période de l’année. Les employeurs recherchent donc des candidats « profiliformes » (moutons à cinq pattes et plus encore…) : entrepreneurs (une patte), autonomes (deuxième patte), flexibles (…), adaptables, mobiles et qui sont autant créatifs qu’innovants. En outre, ils souhaitent aussi des professionnels qui doivent, de plus en plus, tenir compte de l’apport des autres personnes dans leur travail : il est important qu’ils soient capables de collaborer, de travailler en équipe, de posséder du leadership et de maîtriser des techniques de négociation (de la Harpe et al, 2000 ; Harvey, 2005). Puis, les employeurs attendent de leurs employés qu’ils soient très actifs, dévoués et fidèles. La bonne performance implique la maîtrise des tâches d’un emploi et elle s’associe à une dimension morale (qui comprend le respect des règles et des normes nécessaires pour s’intégrer dans une organisation, y compris la culture, les valeurs et la capacité de décoder différentes situations). Pour satisfaire à ces nouvelles exigences d’emploi et pour que les routines organisationnelles puissent être un minimum respectées, les compétences dans le traitement des informations (la capacité d’apprendre, de rassembler et de trier l’information) se sont améliorées grâce, notamment, à l’accès rapide à l’information (Nilsson, 2010a ; 2010b).

Cependant, les routines sont mises à mal car les employés sont soumis à des transitions qui se répètent, de plus en plus, dans le travail : un professionnel passe, en effet, plus fréquemment de novice à expert, puis, d’expert à novice. Surtout, lorsque les professionnels se lancent dans de nouveaux projets, s’orientent dans de nouveaux domaines et apprennent de nouvelles compétences. Pour conserver un minimum de cadre organisationnel et avoir une représentation des routines, il paraît important que le professionnel possède une vision globale du travail, des compétences à planifier et d’analyse, des connaissances de base sur un large éventail de fonctions et de tâches d’une organisation ; et, tout en étant capable de s’engager dans des approches multidisciplinaires. Il semble que les professionnels qui sont convoités par les organisations semblent plus l’être pour leurs compétences de polyvalence générale que pour leurs compétences spécialisées (Hesketh, 2000 ; Hiltrop, 1998 ; Nilsson, 2010a et b).

Puis, la catégorie de professionnels, dits hautement qualifiées, sont aussi des individus de talents, reconnus comme libres et très mobiles, ce qui n’arrangent rien à la sauvegarde des routines organisationnelles ostensives. En revanche, ces derniers peuvent nourrir les pratiques performatives. Mais, leur sentiment d’identité s’allie davantage à une profession ou à une fonction qu’aux organisations. Ils sont amenés à changer plus souvent d’emploi (Hiltrop, 1998 ; Nilsson, 2010a). Ces profils peuvent être reconnus comme un facteur risque pour l’organisation, car on leur associe une diminution de l’engagement organisationnel, ce qui sous-entend qu’une perte du chiffre d’affaires peut être réelle. C’est ce que certains auteurs désignent comme « le paradoxe de gestion » (De Cuyper et De Witte, 2011 ; Van der Heijde et Van der Heijden, 2006).

Par ailleurs, les routines peuvent être envisagées et être utiles à la performance des talents qui le rendront ensuite au collectif. En effet, installer des routines peut être une stratégie efficace pour améliorer un résultat et développer des talents internes à l’organisation (Dejoux et Thévenet, 2010). Il suffit de prendre pour exemple les sportifs de haut niveaux ou les grands musiciens pour s’apercevoir que ces individus règlent leurs préparations sur la répétition de gestes habilement et rigoureusement sélectionnés, en usant d’images mentales et de visualisation (Mirallès, 2006). Ce type d’apprentissage routinier permet à ces personnes talentueuses de se concentrer sur l’essentiel. Ces tâches routinières leurs permettront d’améliorer leurs performances. De ces exemples, il est aisément possible de tirer des leçons pour la gestion des talents en entreprise au quotidien. En effet, lorsque le ou les talents de tel collaborateur sont repérés et reconnus, il parait ensuite efficace d’installer une routine qui lui offre la possibilité de développer son savoir-faire avec le soutien, par exemple, d’un coach ou d’un mentor (Mirallès et Nicollin, 2009). S’intéresser aux actes et aux procédés qui aboutissent à un résultat exceptionnel peut engendrer un réel gage de valeur ajoutée collective. Ces mêmes auteurs parlent d’une « revue des fondamentaux » indispensable à la pratique et à la performance des champions. C’est, en effet, dans l’entretien d’une habileté particulière et par le moyen de la répétition de la même gestuelle que croît l’excellence du résultat. Cette routinisation peut aussi se transposer sur des actions moins concrètes et plus intellectuelles. Un talent semble donc se développer également par des comportements ritualisés.

Enfin, la relation entre innovation et routine découle la notion de routine innovatrice (Feldman, 2000 ; Feldman & Pentland, 2003), d’apprentissage et de changement organisationnels. L’intérêt demain pour les organisations est de poursuivre la création de routines innovatrices, dans le but de favoriser l’adaptation des individus talentueux et leur acceptation aux logiques de changements permanents auxquelles ils se trouvent confrontés.


Bibliographie 

  • Boudreau J. W. et Ramstad P.M. (2007) Beyond HR – The New Science of Human Capital, Boston: Harvard Business School Press.

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  • De La Harpe B. Radloff A. et Wyber J. (2000). Quality and generic (professional) skills, Quality in Higher Education, 6 (3): 231-43.

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  • Weick K. (1995). Sensemaking in Organizations, Sage Publications.

  • Weick, K. E. (1979). The social psychology of organizing. Reading, MA: Addison-Wesley Publishing Company.


Pascal MARTIN

Professeur associé de Psychologie sociale et de Management

Titulaire de la Chaire ESSCA-KPMG «Générations Talents»

ESSCA Angers-Paris- École de Management