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Par Charles Kramer

Mot-valise ? Employabilité est un terme usité avec des définitions héritées du siècle précédent qui ont été modifiées selon les pays, les époques et les interlocuteurs. Son contenu est devenu aussi riche que disparate : Pour un salarié, il évoque ses chances de rester en bonne position sur le marché, celles d’y accéder ou de perdre sa place ; L’employeur s’interroge sur l’adéquation de ses effectifs aux missions à remplir aujourd’hui et à l’avenir. Quant aux autorités, elles aimeraient publier enfin des statistiques annonçant un recul du sous-emploi des demandeurs inscrits.

La sémantique adoptée n’est pas sans importance. Les  choix comptent. Ils ont des conséquences:  Les services publics prennent des dispositions au bénéfice d’allocataires sans travail, catégorisés selon leur situation personnelle. Prestations et indemnités sont accordées en fonction de critères parmi lesquels prime l’évaluation de l’employabilité. Des règlements inappropriés – il en est – entraînent des effets plus négatifs que bénéfiques pour une main-d’œuvre démotivée.

Comment  l’employabilité – si présente dans les communiqués officiels, les discours politiques, les programmes des partis, les revendications des syndicats, les rubriques des médias, et les comptes publics – s’interprète-t-elle à présent? Dans une conjoncture où des salariés sont inquiets, des chômeurs légion, des responsables sur la sellette et des DRH aux aguets, examiner l’expression s’impose. Quel est son contenu ?

Déterminants

Depuis les années soixante, des experts ont procédé à des observations éclairant les interprétations successives. Ils ont proposé des mesures susceptibles d’aider salariés, patrons et pouvoirs publics à mieux affronter les bouleversements du marché du travail.

Notre tour d’horizon ne permet pas de détailler leurs apports à la compréhension et au suivi de l’employabilité. Source d’inspiration, ils ont frayé des voies prometteuses (Cf. Les précieux bilans de Bernard Gazier). Néanmoins, il n’existe pas de consensus sur une définition de l’employabilité. Selon Eve Saint Germes (2010), la notion demeure à l’intersection « entre une situation professionnelle constatée et une situation probable ou potentielle, c’est-à-dire non réalisée, et qui éventuellement peut ne pas se concrétiser ».

Probabilités estimées

Ce n’est pas seulement en période de chômage faible que celui-ci frappe uniquement au hasard. Il atteint surtout celles qui présentent certaines caractéristiques d’âge, de sexe, de nationalité, de statut familial (chargés de famille plutôt que célibataires), d’origine ethnique,  de santé, de niveau de qualification et de branche professionnelle.

Une démonstration de R. Ledrut s’organise autour de deux concepts, la vulnérabilité (ou risque perdre son emploi) et l’employabilité, probabilité inégale qu’une personne trouve un emploi si elle le recherche.

D. Croquette, G. Egg et A. Meignant  se sont interrogé : « Comment faire pour maintenir ou faire évoluer les compétences pour permettre à l’entreprise de rester compétitive et aux salariés de rester employables? ».

Des études publiées mettent en lumière des problèmes préoccupant employeurs, salariés, demandeurs d’emploi, éducateurs, formateurs, agents de services publics et animateurs de groupements spécialisées.  Ces derniers formulent des définitions et des enjeux, se référant entre autres à leurs travaux. En substance :

L’employabilité désignerait, pour une personne, la capacité individuelle à se maintenir en état de trouver un emploi autre que le sien, dans un métier ou hors de celui exercé actuellement ». Cette « capacité » ferait appel à la fois:

– au bagage accumulé d’expériences et de compétences de chacun dans ses activités;

– à sa volonté d’anticipation;

– à l’autonomie que chacun est appelé à manifester pour dominer une situation de changement;

– à l’ampleur de l’information et du champ de vision dont il dispose pour orienter son choix. »

L’employabilité se construit nécessairement dans la durée et sur plusieurs axes, dont:

– l’acquisition et l’utilisation de savoir-faire attestés de préférence par un système de reconnaissance de capacités opérationnelles;                                                                                                                             

–  l’apprentissage du changement par l’expérience;

–  l’aptitude à formuler un projet professionnel, ou du moins à identifier un « devenir réaliste ».

Si le niveau d’employabilité passe de façon évidente par le maintien et le développement des compétences,cette notion comporte aussi, à notre sens, une dimension affective. La personne doit se sentir employable même lorsque « les circonstances et l’environnement » paraissent indiquer le contraire. L’employabilité est une probabilité d’autant plus élevée de trouver un emploi que l’intéressé se consacre de façon judicieuse à sa recherche.

Au cœur de l’employabilité, on distingue aussi, d’une part une conception des compétences comme étant un faisceau de capacités actualisées,  mobilisables selon les demandes du marché du travail interne et/ou externe aux organisations et, d’autre part, des dispositions intellectuelles et morales à se préparer à des changements, même radicaux et imprévus, qui viendront modifier les relations entretenues avec le milieu.

Exigences de compétence

Compétence est un terme familier, mais dont le sens  évolue. C. Béduwé et J-M Espinasse, ont distingué:

1) La compétence de l’individu qui tient à occuper un emploi. Celle-ci ne se réduit pas à la possession d’un diplôme, à la détention d’un titre hiérarchique ou à une valeur indiciaire dans la grille d’une convention collective. Elle fait référence à la capacité d’effectuer un ensemble d’opérations dans le cadre d’une mission confiée à l’intéressé à un moment donné.

2) Les compétences requises par un emploi, en vertu de ses exigences. Les entreprises proposent au marché un « portefeuille de compétences ». Sa composition varie en fonction de besoins à satisfaire. Les individus sont d’autant plus employables que certaines de leurs compétences sont davantage utilisables. Leur compétence individuelle est appréciée dans la mesure où elle s’intègre au portefeuille des compétences d’une organisation.

Des travaux sur la compétence (De Terssac) montrent en effet que « la compétence individuelle est non seulement une combinaison d’aptitudes acquises au cours de la formation initiale et dans des situations concrètes de travail, mais aussi la capacité à souscrire à nombre d’obligations implicites liées à des équipes de travail et aux processus de coopération qu’ils engendrent ».

Selon une formule de Béduwé et Espinasse « la compétence concrète – celle qui est demandée par l’entreprise – est alors indissociable des situations de travail et ne peut être produite par l’école seule ». Ces sociologues du travail soulignent que la compétence d’un individu se mesure relativement à l’emploi qu’il postule. Même un diplôme élevé et une grande expérience signalent seulement qu’un individu est potentiellement compétent, mais pas forcément adapté à un emploi spécifique. Quant à sa productivité future, c’est un pari…

Dès lors que l’engagement à vie est en voie de disparition, « comment s’impliquer dans son travail lorsqu’on risque de perdre son emploi à moyen ou long terme ?» interroge le professeur Alice Le Flanchec. Elle estime que les attentes des salariés évoluent sur ce point. Au vingt et unième siècle, le salarié recherche de plus en plus souvent une rémunération valorisante et immédiate, une gestion individualisée de l’emploi et des parcours «à la carte», sur mesure, qui  assurent son employabilité à long terme.

 L’employabilité, selon Charles Dubar, se définit dès lors comme ce qui permet au salarié de se maintenir en état de compétence, de compétitivité sur le marché » (…), pour pouvoir, éventuellement, être embauché et assurer des prestations déterminées.

Autrement dit, l’employabilité est envisagée comme une capacité, celle de se maintenir en activité soutiennent D. Barruel Bencherqui et al. La responsabilité du maintien, du développement et de la garantie de l’employabilité est un enjeu prioritaire pour 27% d’un échantillon de 50 entreprises (F.Chappert et N. Martinet, ANACT).

Cartes maîtresses

Disposer d’appuis dans un réseau de relations est un  avantage compétitif. Les recommandations jouent souvent un rôle.

La compétence, aux yeux d’un recruteur relève toutefois de plusieurs composantes, dont les expériences professionnelles et le niveau de formation confirmé par des diplômes. Mais au-delà du bagage initial, les employeurs attachent de l’importance aux efforts avérés de formation continue dont le candidat à fait preuve.

Les meilleurs diplômes se périment et les expériences les plus prolongées ne sont pas nécessairement les plus appréciées dans les diverses phases de mutation des compétences requises par des fonctions qui évoluent vite.

L’époque du diplôme générateur d’une rente pérenne s’éloigne, bien que le défaut de titres reconnus constitue encore un handicap difficile à contourner. Les formations diplômantes ouvrent plus de portes que les acquis d’autodidactes expérimentés. Évaluer les compétences et les performances pose encore bien des problèmes mal abordés par les employeurs.

Les facteurs de faible employabilité sont identifiés. Citons «l’absence ou le refus de la mobilité professionnelle ; la préférence pour le statu quo ; la difficulté de transposer ses aptitudes et ses savoirs dans un environnement différent ».

Les chômeurs de longue durée souffrent en outre de graves préjugés. Leur adaptabilité est tenue pour suspecte alors que la conjoncture rend compte de la pénurie d’opportunités même pour les plus qualifiés.

La raréfaction des postes disponibles n’est pas souvent considérée comme une circonstance atténuante par une opinion répandue qui tend à discréditer les sans-emploi de longue durée.

Multiplier ses chances

Nulle recette miracle n’a été dégagée qui résoudrait des cas difficiles dans des circonstances défavorables. Il est cependant démontré que des initiatives personnelles et collectives, surtout si elles sont complémentaires, aboutissent à des résultats individuels souvent positifs.

Quel que soit l’état du marché, l’employabilité n’est pas d’une probabilité identique pour une femme, un homme, un diplômé, un professionnel expérimenté, un débutant ou une personne souffrant d’un handicap dans n’importe quel lieu, secteur d’activité, en tout temps et chez tout employeur.

Les autorités consacrent, de façon plus ou moins avisée, parfois contre-productives, des budgets variables au « traitement» du chômage.

S’ils étaient concevables, des remèdes universaux aux turbulences sociétales d’envergure ne semblent à la portée ni des autorités locales, voire nationales, ni des employeurs, ni des citoyens pris isolément. Il n’empêche que des cas particuliers puissent trouver des pistes fécondes. Par exemple :

·                Réunir des informations fiables sur le marché : La probabilité d’une insertion réussie est liée à la qualité des informations rassemblées sur les débouchés dans les secteurs ouverts aux compétences dont le demandeur dispose ou qu’il est susceptible d’acquérir. Des applications informatiques vont obérer l’avenir d’occupations qui mobilisent encore  actuellement des effectifs considérables. Comment y faire face sans envisager des reconversions professionnelles ? (J. Nocera)

·         Évaluer, avec un réalisme à vérifier souvent, ce qui peut nuire à l’insertion ou la favoriser : Présentation du profil personnel, niveau d’aspiration raisonnable, lacunes à combler, comportements à faire évoluer. Des attitudes négatives à l’égard de ses possibilités aggravent les risques d’exclusion. Se dévaloriser à ses propres yeux est le plus grave.

·         Prospecter des employeurs pratiquant une gestion du personnel avancée accordant des situations professionnelles et des mobilités différentes aux individus selon leur attrait pour l’organisation.

.           Depuis 20 ans environ, l’instabilité des relations d’emploi s’est accentuée. Elles deviennent encore plus discontinues, plus disparates et plus distantes. Certaines directions des ressources humaines DRH reconnaissent une responsabilité partagée entre salarié et employeur (A. Finot) «fortement conditionnée par les capacités individuelles à se mobiliser » (R. Hategekimana et A. Roger).

·         Développer des appuis dans un réseau diversifié de contacts. Il est des services publics procurant des contacts utiles. Des relations personnelles, professionnelles et privées détiennent aussi des informations sur des ouvertures potentielles. Des organismes d’orientation, d’enseignement, de formation et des consultants peuvent s’avérer de bon conseil à divers égards.

·         Se déterminer selon ses motivations – entre autres, quête de stabilité, d’avancement, de déploiement professionnel, d’autonomie et/ou satisfaction de besoins urgents. Le choix individuel d’options sur un marché du travail plus ou moins ouvert aux candidats oriente leurs démarches vers la création d’entreprise, l’auto-entrepreunariat, le statut d’indépendant, l’artisanat, les franchises, la portabilité salariale,  etc.

Une culture, des pratiques

L’employabilité ne représente pas seulement un concept souvent remis au goût du jour. Elle concerne de nombreux acteurs dans le monde du travail et dans la société, alors que la confiance des salariés s’est affaiblie au fil des années et les anticipations positives des employeurs se sont réduites.

Les chercheurs jugent fondamental de rétablir cette confiance.

Une évolution des mentalités s’impose, soutiennent certains, puisque la gestion de l’employabilité relève d’une responsabilité partagée. Elle tarde à se généraliser.

Afin que les individus développent une capacité d’initiative sur l’orientation de leur parcours, il est indiqué de leur fournir des outils de navigation professionnelle (Le Boterf) tels des processus d’appréciation efficient, des évaluations et des auto-évaluation mieux conçues, des méthodes de bilan et de gestion des compétences, des programmes d’ajustement aux changements… La responsabilité de l’organisation serait dorénavant de réunir des conditions favorables à la transition vers une culture encourageant une employabilité enrichie.

Nous conclurons, avec Eve Saint Germes, que l’employabilité est devenue un concept utile à une gestion prospective des ressources humaines malgré sa complexité et les difficultés opérationnelles:

Son évaluation offre un champ de recherche dense alors que de nombreux indicateurs sont déjà disponibles mais que peu d’instruments élaborés sont utilisés dans les entreprises, dans les agences de l’emploi ou les cabinets de recrutement.

Les sociétés sont-elles prêtes à reconsidérer les anticipations, les croyances, les représentations traditionnelles ? DRH et salariés sont-ils préparés et disposés à tirer parti des observations dégagées par les chercheurs et des options esquissées?

L’instrumentation nécessaire au diagnostic voire à la mesure des employabilités individuelles et collectives est-elle assez au point pour être adoptée par des employeurs et des organismes privés ou publics ?

A l’évidence, pour bien répondre aux questions soulevées, des investigations complémentaires sont à mener. Manifestement, si les collaborateurs d’une entreprise ont des intérêts en commun, ils sont aussi en concurrence. Qu’ils soient plus ou moins employables en des circonstances données est une réalité. À toutes fins utiles, le diagnostic gagnerait à être affiné pour évaluer et optimiser les stratégies d’insertion.                                                                           

Sources

A. Le Flanchec « Finance et Ressources Humaines : une interrelation durable ». Grandeur et misère de la finance moderne: Regards croisés de 45 économistes. Cercle Turgot.  Eyrolles, 2013.

J. Nocera « Innovation, Optimism and Jobs » New York Times, 15 février 2014.

E. SAINT-GERMES «L’employabilité, une nouvelle dimension de la GRH ? » ; « L’évaluation de l’employabilité en GRH : de la situation d’emploi à la prospective des opportunités de transition professionnelle, Management et Métier – Visions d’experts, A. Scouarnec, EMS, pp 377-401, 2010. http://www.chaire-competences.uqam.ca/pdf/conferences/Saint-Germes_Eve.pdf

B. Gazier « Assurance chômage, employabilité et marchés transitionnels du travail » Cahiers de la Maison des Sciences Économiques n°9903,  1999.

R. Hategekimana R. et A. Roger. « Encourager les salariés à développer leur employabilité», XIIIème congrès de l’AGRH, Tome 2 p. 205 à 218, 2002.