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« Dans de nombreux domaines de la vie sociale, la généralisation des valeurs de l’autonomie contribue à transformer les pratiques. Prendre des initiatives, être l’agent de son propre changement est le style d’action le plus valorisé. Au centre des revendications des années 1970, l’autonomie est ainsi devenue une norme : on peut et même on doit agir de soi-même », observait, voici quelques années le sociologue Xavier Molinat (1). Une évolution à laquelle le monde du travail n’échappe pas et dont certaines entreprises ont même fait un levier de performance redoutable.
Et si, pour doper notre compétitivité, il fallait avant tout libérer l’esprit d’initiative des salariés ? Interrogez n’importe quel créateur d’entreprise, aussitôt il évoquera l’esprit d’initiative qui est à la base de tout projet entrepreneurial et soulignera le désir d’autonomie qui l’a poussé à se lancer. Comment expliquer alors que, dans le même temps, une part significative des dirigeants se montrent rétifs à reconnaître la même aspiration chez leurs collaborateurs ?
Gare à la passion de la règle !
Pour Maury Peiperl, professeur à l’IMD Lausanne, cela résulte notamment d’une volonté bien compréhensible de minimiser les aléas induits pas la crise. « Pour réduire au maximum le niveau d’incertitude, de nombreuses entreprises cherchent à tout mettre sous contrôle, y compris les comportements des salariés, ce qui explique cette manie de la planification ». Un réflexe bien naturel mais dont le coût humain et managérial est extrêmement élevé. En effet, « demander à des salariés de suivre à la lettre des procédures revient à les cantonner au rôle de simples exécutants » (2). Si bien qu’ils sombrent dans la routine, s’enlisent dans un reporting fastidieux, s’ennuient et finissent par perdre toute motivation.
Des remarques que ne renierait pas François Dupuy. Dans un entretien accordé au magazine Liaisons sociales, ce sociologue des organisations, déplore la forme insidieuse de bureaucratisation qui s’est emparée des entreprises (3). « Elles ont surorganisé le travail en mettant en place un trio infernal : processus, reporting, KPI. » Des outils certes utiles mais devenus aujourd’hui si envahissants que « soixante ans après l’administration, les entreprises sont devenues weberiennes. Elles ont produit de la règle, un délire de processus qui crée de la confusion » car « les appliquer scrupuleusement revient à faire la grève du zèle ».
Vers un retour de l’humain
Est-ce à dire qu’après s’être émancipée du modèle taylorien l’entreprise retomberait inexorablement dans une nouvelle forme de rigidité ? Heureusement, rien n’est moins sûr ! Dans un récent ouvrage (4), devenu aussitôt un classique de la sociologie des organisations, François Dupuy observe en effet que « le balancier est heureusement en train de repartir dans l’autre direction, autour de notions nouvelles en management, comme la simplicité, la confiance, la création de communautés d’intérêts. » Et pas question d’y voir de simples modes passagères ! Car ces changements sont, selon lui, dictés par la nécessité : « 80 % du business connaît actuellement une évolution fondamentale : les clients demandent de moins en moins de produits et de plus en plus de solutions. Or, pour proposer des solutions aux clients, il faut que les collaborateurs d’une entreprise travaillent de plus en plus ensemble, de manière transversale entre services et départements. Pour cela, des relations de confiance doivent s’établir entre eux autour de communautés d’intérêts, d’objectifs communs. »
L’entreprise Wonderbox, pionnière des coffrets cadeaux de voyage et de découverte illustre à merveille ce nouveau mode d’organisation laissant plus de latitude aux collaborateurs pour qu’ils expriment leurs talents. Sa créatrice, Bertile Burel explique : « Notre entreprise est conçue comme une communauté de passion dont sont membres nos salariés bien sûr mais aussi nos clients et nos partenaires. Son fonctionnement ne peut donc relever de procédures mécaniques. Nous visons à stimuler l’esprit d’initiative et l’autonomie de tous nos collaborateurs. L’expérience nous a en effet appris que face à un problème donné, l’intelligence des hommes et des femmes responsables produit toujours des réponses plus adaptées que les process les mieux conçus. Autonomie et responsabilisation sont les deux jambes qui nous permettent d’aller de l’avant. »
Nouvelle définition du leadership
Aujourd’hui, l’intérêt croissant pour les modes d’organisation plus agiles conduit même les entreprises à s’inspirer d’autres univers. Expert en stratégie d’entreprises Charles-Edouard Bouée suggère ainsi d’examiner les stratégies adoptées par l’armée américaine pour relever les défis d’un monde décrit par l’acronyme VICA : « volatile, incertain, complexe et ambigu » (5). Or, elles reposent toutes sur la notion d’autonomie ! « L’ère des grands bataillons de salariés organisés en matrice arrive à son terme et sera progressivement remplacée par de petites équipes bien formées, bien équipées, agiles et flexibles » et surtout « bénéficiant d’une large autonomie d’action et de décision, en interaction constante les unes avec les autres et avec l’organisation centrale. »
L’avantage de cette référence militaire ? Elle démontre que l’autonomisation des salariés ne traduit nullement un refus anarchisant de toute hiérarchie. La valorisation de l’autonomie n’implique pas la disparition des chefs, mais la redéfinition de leur rôle. « Chez Wonderbox, souligne Bertile Burel, le chef n’est pas celui qui dit : “ne fais pas !”. Il est celui qui dit : “fais, crée, invente !”. Son rôle n’est pas “d’interdire de” mais “d’inciter à”. Il est celui qui challenge l’imagination, stimule la créativité, incite à l’action… » Une remarque qui souligne un point crucial : il faut se garder de tout «rousseauisme managérial » car l’autonomie ne représente en aucune façon un état naturel des entreprises auquel elles reviendraient de façon spontanée pour peu qu’on les libère du poids de la hiérarchie. Véritable choix managérial, sa mise en place exige, au contraire, un engagement quotidien des managers et des dirigeants. Salutaire rappel : la valorisation de l’autonomie est un magnifique levier de performance, pas une baguette magique !
(1) Sciences Humaines, novembre 2010.
(2) Management, janvier 2013.
(3) Liaisons sociales, novembre 2010.
(4) Lost in Management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, par François Dupuy, Le Seuil, février 2011, 265 p.
(5) Voir notamment “Quand la stratégie militaire dessine l’entreprise de demain”, in Les Échos, 10/07/13, et “La Light Footprint Strategy, un nouveau concept pour l’entreprise”, in La Tribune, 15/03/13.